La Trinité selon sainte Marie de l’Incarnation
7 avril, 2014   //   Par :   //   eglise, droit canonique   //   Les commentaires sont fermés.   //   7845 Vues

Le cardinal Henri de Lubac disait :

« Hors de la mystique, (…) le mystère s’extériorise, il risque de se perdre en pures formules, en abstractions vides ; celles-ci pourront bien se durcir, et la foi se prendra peut-être alors pour plus intègre et plus ferme parce que l’expression s’en fera plus dure : ce ne sera pas le mystère de foi intériorisé pour féconder toute la vie. L’adhésion spirituelle au mystère se changera en conformisme, et celui qui dans cet esprit ou plutôt absence d’esprit se fera le spécialiste du mystère sera, pour user d’une expression de Grégoire IX, « théoricien de Dieu », mais non pas vraiment théologien. »

Ces quelques mots peuvent tout à fait s’appliquer à la nouvelle sainte que le pape François nous a donné récemment : Marie de l’Incarnation (dont j’ai présenté rapidement la vie ici), témoin privilégiée de la transcendance de Dieu, de sa présence aussi. Dieu, Un et Trine, se rend présent !

Que sont les visions trinitaires de Marie de l’Incarnation ?

Marie de l’Incarnation a reçu trois grâces trinitaires en l’espace de quelques années, dont la première eut lieu à la Pentecôte 1625, le 19 mai ; et elle restera longtemps marquée par « l’impression » des trois Personnes de la Trinité. La seconde aura lieu à la Pentecôte 1627, soit deux ans plus tard. Quatre années se passent encore, et Marie entre chez les Ursulines de Tours, le 25 janvier 1631. Le 17 mars suivant, et huit jours avant sa prise de voile, elle reçoit sa troisième et dernière révélation trinitaire. Il y a un véritable enjeu théologique et spirituel dans ces visions pour nous aider à comprendre – un peu – le mystère de la Trinité, même si cela paraît complexe et hors de portée.

Et que nous dit la mystique trinitaire de Marie de l’Incarnation ? Dieu fait alliance avec l’âme fidèle, et se révèle à elle comme Père, Fils et Esprit. Marie ne fait rien d’autre que partager cette expérience de l’amour trinitaire qu’elle a perçu, dans une union mystique ; et à l’intérieur-même de cette union intime de son âme à Dieu, l’expérience de sa relation spécifique avec chacune des Personnes divines, en particulier. Notre relation à Dieu n’est pas une sorte d’amour fusionnel avec Dieu en ses trois personnes, mais chacun de ces personnes a une relation particulière avec chacun d’entre nous.

S’attacher à entrer dans la mystique d’un saint, cela peut être pour le fidèle, parfois, une rude épreuve. C’est pourquoi une lecture de la lettre du texte sera fructueuse, dans l’humilité de reconnaître que l’expérience des saints et des mystiques authentiques viendra toujours bousculer nos réflexions les plus avancées. La Croix n’en a-t-elle pas dérouté plus d’un ?

Première vision trinitaire (pentecôte 1625) : « une grâce de lumière »

La première grâce trinitaire se situe à la Pentecôte 1625. Marie ne s’attendait aucunement à recevoir une telle grâce : rien dans sa réflexion ou dans sa prière ne la prédisposait, par elle-même, à une telle faveur. Le mystère trinitaire n’est accessible que par la Révélation car il transcende toute attente de l’homme. Dieu, qui se révèle, prépare le cœur de l’homme à recevoir son Mystère :

« La Divine Majesté (…) me donnait une disposition de pureté extraordinaire et qui me portait dans l’abaissement et dans l’anéantissement de moi-même … »

Marie se trouve en Dieu et elle est absorbée par cette lumière. Dieu se manifeste à Marie dans sa propre présence à lui-même. Ce n’est pas une vision dans le sens oculaire du terme, mais une vision intellectuelle : l’entendement est ici concerné, et Marie sait par grâce qu’elle se trouve dans la vérité. Et quelle est cette vérité ? Elle est celle du mystère trinitaire qui lui fait voir en un moment les « relations » qu’on entre elles les trois personnes divines. En un seul instant, comme prise hors du temps, Marie voit d’abord Dieu en son mystère trinitaire :

« l’amour du Père, lequel se contemplant soi-même engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité et sera éternellement. (…) Ensuite, (mon âme) entendait l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour, sans mélange d’aucune confusion. »

Dans cette contemplation de la Trinité, l’attention est porté sur l’amour dès les premiers mots, mais auquel elle reste encore extérieure : « l’amour du Père … », « amour du Père et du Fils. » Ces relations sont donc définies en termes d’amour échangé. Dieu est amour ; et c’est donc dans cet amour que se dit les relations des Personnes divines.

A l’intérieur de cette contemplation, notons les différences de langage : Marie voit le Père et le Fils, mais elle entend l’Esprit Saint. Il est ce souffle qui procède du Père et du Fils, de leur amour mutuel : « l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour. » Marie distingue à sa manière ces relations : l’Esprit-Saint est en sa personne l’expression de cet amour échangé entre le Père et le Fils, mais aussi du don d’eux-mêmes : il s’agit d’un « réciproque plongement d’amour ». En un instant, Marie voit les distinctions et l’unité de la Trinité. Selon sa vision, l’unité de nature en Dieu se manifeste dans la communion des personnes ; Marie connaît aussi bien ce qui distingue que ce qui unit les Personnes de la Trinité.

Par la suite, Marie sera « éclairée par degrés, selon les opérations des trois divines Personnes hors d’elles-mêmes », c’est-à-dire l’œuvre de la Trinité elle-même. Ces opérations n’opèrent aucun changement en Dieu ; il s’agit simplement de la manifestation de Dieu à sa créature et cette manifestation se fait dans le temps. Dieu, Un et Trine, marque de son emprunte, comme créateur, les « choses visibles » et les « choses invisibles » (hommes ou anges), comme dit le Credo.

Marie nous enseigne, qu’au niveau des « choses invisibles », on retrouve la « Hiérarchie des Anges » : les Trônes expriment le Père et ses pensées éternelles ; les Chérubins, le Verbe et ses lumières ; et enfin, les Séraphins expriment les ardeurs de l’Esprit. Chaque Personne divine est donc en lien avec un chœur particulier qui l’exprime. Pour les créatures visibles, Marie nous montre combien nous sommes créés à l’image de Dieu, jusque dans notre psychologie, ce que des théologiens appelleront ensuite l’analogie psychologique : notre mémoire a rapport au Père, notre intelligence au Fils et notre volonté au Saint-Esprit. L’âme de chacun d’entre nous, trine en ses puissances, une en sa substance, est à l’image du Dieu Trinité.

Telle est le contenu de la première grâce trinitaire de Marie de l’Incarnation. Lorsque l’on traite de la mystique trinitaire de l’Ursuline, c’est habituellement à cette grâce que l’on s’arrête. Théologiens et auteurs spirituels restent ébahis devant l’ampleur, la justesse, la rigueur et la beauté de cette grâce, d’autant plus que Marie n’avait sans doute reçu aucun cours de théologie.

Deuxième vision trinitaire (pentecôte 1627) : « toute pour l’amour »

A la Pentecôte 1627, Marie reçoit une 2ème vision trinitaire qui sera le cœur de toute sa mystique. Plus qu’une vision, cette deuxième grâce est une union profonde mais bien réelle de l’âme à son Epoux, une union exclusive au Verbe de Dieu. Cette grâce « toute pour l’amour », comme le dira, est sa véritable entrée dans le mystère trinitaire. Dieu est amour, et c’est en se livrant comme amour qu’en dernier lieu, il se donne à connaître et à aimer pour ce qu’il est. Même si nous parlons souvent de l’Epoux et de l’Epouse pour traiter du Christ et de Son Eglise, ce vocabulaire nous est moins familier quand il s’agit de traiter du rapport de l’âme au Verbe de Dieu.

« La Sacré Personne du Verbe divin me donna à entendre qu’il était vraiment l’Epoux de l’âme fidèle. »

Marie est prévenue de ce qui va se passer. Cela nous donne à réfléchir sur cette alliance nuptiale, prophétisée dans l’Ancien Testament et réalisée dans le Christ, entre Dieu et l’humanité, mais aussi entre Dieu et l’âme. Citons par exemple Is 62, 5 : « Comme un jeune homme épouse une vierge, ton bâtisseur t’épousera. Et c’est la joie de l’époux au sujet de l’épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet. »

En prenant Marie pour épouse, le Verbe s’unit à elle et elle s’unit à lui. Ils ne font plus qu’un. En 1633, elle exprime différemment la même réalité : le Verbe « lui faisait expérimenter qu’il était tout à elle et qu’elle était toute à lui par une union et un fort embrassement où il la tenait captive. Mais aussi, il semblait à l’âme qu’il lui était donné en propre pour en jouir à son aise, et si j’ose dire, tous ses biens lui étaient aussi communs. Mon âme se voyant si riche par la jouissance de son bien infini, ce Verbe Eternel, voulait pourtant par un doux acquiescement être sa captive. »

Une parole de l’Evangile peut venir éclairer cette union mystique : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6,56). Il y a ici comme le don mutuel réciproque de l’âme à Dieu, image du mariage par excellence.

Dans sa première vision trinitaire, Marie avait décrit combien l’Esprit était cet amour mutuel du Père et du Fils. Ici, elle le décrit comme ce même mouvement d’amour, mais de l’âme vers le Verbe. Pour l’apôtre Paul déjà, l’Esprit est le principe et le moteur de toute vie spirituelle (Cf. Rm 8,14).  Et comme le dit encore St Thomas : « le propre de l’amour est de mouvoir et de pousser la volonté de l’aimant vers l’aimé » (St Thomas, I, qu.36, a.1, respondeo).

Troisième vision trinitaire (17 mars 1631) : « O mon grand Dieu ! O suradorable Abîme ! Je suis le néant et le rien ! »

Selon ses récits, la troisième grâce est la dernière que Marie ait reçue, le jour de la fête des Anges Gardiens, le 17 mars 1631. Elle reçoit la « visite » de la Trinité qui va lui accorder cette fois « la plus haute grâce, dit-elle, de toutes celles (qu’elle avait) reçues au passé. » Les deux grâces précédentes, aussi denses soient-elles, n’avaient pas répondu vraiment à la question : comment, comme être fini, puis-je être rendu participant de l’être infini ? Ici, Marie va plonger dans la reconnaissance de son néant, et devant la grandeur du Dieu Trine, elle s’écrie : « O mon grand Dieu ! O suradorable Abîme ! Je suis le néant et le rien ! » Comme pour les deux premières grâces, Marie ne force rien et ne prévoit rien. Elle ne fait que pressentir, par grâce, que son âme était préparée « à quelque chose de grand ». Sa réaction est donc simple et emprunte d’humilité : l’abandon confiant en la volonté de son Dieu : « Faites tout ce qu’il vous plaira », dit-elle.

« Nous viendrons chez lui et nous y ferons notre demeure » (Jn 14,23)

Ce sont les trois Personnes de la Trinité qui se manifestent d’emblée à elle, avec un unique verset de l’Ecriture comme parole : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14, 23). A regarder de près ces trois grâces, on peut dire qu’elles se résument en quelques sortes en ce verset de l’évangile de Jean : « Nous viendrons chez lui et nous y ferons notre demeure » : c’est l’effet qui marquera par la suite toute la vie de Marie, et ses « visions » trinitaires n’ont eu pour effet qu’un seul but : conduire à cette parole de l’Ecriture en ce qu’elle porte comme promesse de vie. La vie mystique de Marie n’est rien d’autre qu’un témoignage vivant à la vérité de l’Ecriture.

Dans ses écrits, Marie de l’Incarnation met bien en évidence un apparent paradoxe que nous pouvons tous éprouver dans notre vie spirituelle : lorsque Dieu s’approprie une créature qui n’est rien face à la grandeur de son mystère, la seule réponse à ce paradoxe ne se trouve que dans l’amour : « Si quelqu’un m’aime ».

« La première fois que je me manifestai à toi, lui disent les trois Personnes, c’était pour instruire ton âme dans ce grand mystère ; la seconde fois, c’était à ce que le Verbe prît ton âme pour son épouse ; mais à cette fois, le Père et le Fils et le Saint-Esprit se donnent et communiquent pour posséder entièrement ton âme. »

Elle se voit donc en relation avec chaque Personne en ce qui la constitue en propre : fille du Père, elle est engendrée par lui à la vie divine ; épouse du Verbe, elle entre dans la relation filiale du Fils au Père ; et unie à l’Esprit, elle se voit porter les impressions du Père et du Fils.

« Je comprenais encore que c’était là le vrai anéantissement de l’âme en son Dieu par une vraie union d’amour. »

L’amour est donné dans une véritable réciprocité. Marie ne s’étonne même plus de son néant face à Dieu. Ici, « elle était avec lui par un amour inexplicable ». Et comme elle le dira plus tard : « Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance. » (16 octobre 1668).

« Hors de la mystique … » (comme disait de Lubac), et hors de l’amour, le mystère de Dieu s’extériorise. Il devient concepts et idées, ou bons traités, mais il n’est plus relation. Or, le chemin que Dieu a fait prendre à Marie, est le chemin qui se propose à chacun d’entre nous. Saisi par la lumière de la Trinité en son unité et ses Personnes, nous sommes ainsi conduits à entrer dans une expérience, dont il ne nous faudrait pas dire trop vite qu’elle est vieille de quatre siècles.

« Jésus Christ est le même hier et aujourd’hui, il le sera à jamais » (He 13,8). Marie de l’Incarnation peut devenir le lieu d’un véritable chemin spirituel, si nous en faisons le pas. Si Dieu, Père, Fils et Esprit, est le Père, l’Epoux, et le moteur de l’âme aimante de Marie, alors il l’est aussi pour les âmes aimantes de notre temps. Cette expérience trinitaire marquera toute la fin de sa vie, de sa prière personnelle à son apostolat.

Dieu est Un, Père, Fils et Esprit : Marie le vit, l’expérimente et le prie :

« Dans une pureté et simplicité spirituelle, l’âme expérimente que le Père et le Verbe Incarné ne sont qu’un avec l’Esprit adorable, quoiqu’elle ne confonde point la personnalité : et cette âme porte les opérations divines par l’Esprit du suradorable Verbe Incarné. Or, ces motions, impressions et opérations, sont que le même Esprit me fait tantôt parler au Père Eternel, puis au Fils et à lui. Sans que j’y fasse réflexion, je me trouve disant au Père : « Ô Père, au nom de votre très aimé Fils, je vous dis cela. » Et au Fils : « Mon Bien-Aimé, mon très cher Epoux, je vous demande que votre testament soit accompli en moi », et autres choses que ce divin Esprit me suggère, et j’expérimente que c’est le Saint-Esprit qui me lie au Père et au Fils. Je me trouve fréquemment lui disant : « Divin Esprit, dirigez-moi dans les voies de mon divin Epoux. » Et je suis sans cesse dans ce divin commerce, d’une façon et manière si délicate, simple et intense, qu’elle ne peut porter l’expression. Ce n’est pas un acte, ce n’est pas un respir, c’est un air si doux dans le centre de l’âme où est la demeure de Dieu que, comme j’ai déjà dit, je ne puis trouver de termes pour m’exprimer. »

Père Cédric Burgun

Image : « La Pentecôte » de Kim En Joong à Saint Genest.

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