Aurions-nous perdu le sens du bien commun ?
27 mai, 2014   //   Par :   //   a chaud, interview, schuman, europe   //   Les commentaires sont fermés.   //   5597 Vues

Le journal hebdomadaire Famille Chrétienne a recueilli
mes impressions à chaud après les élections européennes.
Je redonne ici l’interview publiée sur leur site internet sur cette page.

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La poussée eurosceptique aux élections européennes tétanise la France et le reste du continent. À qui la faute ? Aux citoyens eux-mêmes et à une classe politique déconnectée, selon le Père Cédric Burgun, prêtre du diocèse de Metz et membre de l’Institut Saint-Benoît, œuvrant en faveur de la béatification de Robert Schuman.

Les Français sont-ils devenus eurosceptiques ?

Je ne sais même pas si l’on peut dire qu’ils sont eurosceptiques. Pour l’être, il faudrait que les Français connaissent la vérité européenne. Or, je constate une totale méconnaissance de la question européenne, et la campagne électorale n’a rien apporté de ce point de vue-là. Même les hommes politiques au plus haut niveau ne savent pas tenir un discours vrai et cohérent sur l’Europe.

Comment expliquer le vote de défiance d’un grand nombre de Français ?

Deux raisons peuvent l’expliquer. D’une part, une classe politique qui ne sait absolument pas se remettre en cause et qui, depuis des années, se coupe de plus en plus de la réalité. Les hommes politiques vivent dans leur bulle et montrent une réelle méconnaissance du peuple et des élections. D’autre part, le peuple français lui-même se désintéresse de la politique et de la question européenne.

Au fond, le résultat de dimanche soir n’est pas d’abord celui de la victoire du Front national (FN) ou de l’abstention. Il montre surtout la victoire de l’individualisme français. En se désintéressant de la construction européenne, et de ce que l’on peut entreprendre avec les autres nations, les Français se désintéressent du bien commun de leur pays, soit en s’abstenant de voter soit en ayant un vote contestataire. Un vote contestataire inutile puisque les députés européens FN n’auront aucun pouvoir au Parlement.

L’Europe manque-t-elle d’un projet commun ?

Depuis  Robert Schuman, il n’y a plus de projet européen porteur. On ne sait plus pourquoi l’Europe se construit, et plus aucun politique ne nous l’explique. La classe politique est constamment en train de jouer la carte européenne pour s’affranchir des réflexions de fond. Prenez l’exemple de la règle des 3 % de déficit : tout le monde l’accuse, mais personne ne s’interroge sur l’origine de nos déficits et sur les solutions à adopter. Bruxelles ne sert que d’excuse aux politiques nationales, et inversement. On ne peut pas continuer ainsi.

Comment réveiller les consciences sur cette question européenne ?

Notre classe politique doit commencer par se convertir. Les politiques publiques d’un pays ne sont pas simplement là pour assouvir les desiderata des uns et des autres au niveau individuel et individualiste. Elles doivent avant tout être le fruit d’un projet porteur au service du bien commun. On s’interroge aujourd’hui pour savoir si l’Europe a encore un projet, mais y a-t-il encore un projet en France ? Je n’en vois aucun, si ce n’est de fournir des garanties individuelles à toutes les revendications. Tant que nos politiques s’obstineront dans des positions clientélistes, nous n’aurons pas de projet commun.

L’Église a-t-elle une voix spécifique à faire entendre ?

Qui d’autre aujourd’hui que le christianisme interpelle encore nos concitoyens sur le bien commun ?

Certains hommes politiques estiment que l’Europe est allée trop loin, trop vite, et suggèrent de faire marche arrière. Cette solution est-elle plausible ?

Cette proposition m’a profondément énervée. Elle est très orgueilleuse. À quel titre la France proposerait-elle d’exclure des pays de la construction européenne ? Quelle légitimité aurions-nous pour le faire dans l’état où est notre pays, avec 25 % de suffrages eurosceptiques ? De quel droit pourrions-nous exclure des pays de ce bien commun et de cette solidarité européenne voulus par Robert Schuman ? Est-ce une proposition chrétienne que d’exclure nos voisins au prétexte que le navire est en train de prendre l’eau ? Cette proposition est aberrante, et elle l’est plus encore au lendemain des résultats du scrutin en France.

L’esprit qui a animé les pères fondateurs est-il toujours vivant en Europe ?

L’esprit initial de Robert Schuman était animé par une volonté de paix, « de partage et de solidarité de fait ». Or, aujourd’hui, quelle volonté nos concitoyens ont-ils de partager avec leurs voisins ? Je pense qu’il n’y en a plus aucune, car nous n’avons plus de volonté politique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France et les Alliés ont placé la production de charbon et d’acier de l’Allemagne sous embargo. Plutôt que l’humiliation de son voisin, Robert Schuman a préféré tendre la main pour que la France et l’Allemagne produisent ensemble. Est-ce que cet esprit-là est toujours d’actualité ? On peut légitimement s’interroger.

Comment garder l’espérance dans ce contexte politique ?

Loin d’entrer dans une mentalité émotionnelle – qui est l’apanage de nos sociétés modernes – je crois que les chrétiens sont appelés à entrer dans une rationalité de l’espérance, comme nous y invite Émile Poulat : « aucune fatalité historique ne préside à la construction de l’Europe et l’avenir reste largement ouvert, voire imprévisible ». L’espérance n’est pas une vertu naïve chez les chrétiens ; elle est à l’image de la Croix : c’est au cœur de nos plus grosses défaillances, de nos misères, de nos lâchetés, de nos péchés, que l’infinie victoire de Dieu se révèle ! La croix nous le rappelle chaque fois que nous la contemplons : plus les conditions sont terribles, plus le monde semble dur et sombrer, plus mon engagement devient urgent et plus la grâce m’accompagne. La parole de saint Paul « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (1 Co 12, 10). Schuman l’a vécu concrètement au sortir de la guerre… nous-mêmes pouvons le vivre aujourd’hui.

Interview réalisée par Antoine Pasquier

L’image de tête a été recopiée ici, sur le site de Courrier International.

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