Le Pape, la nature et la Croix
François nous avait prévenu dès le début de son pontificat : si l’Église n’est pas unie à la croix de son Seigneur, elle en sera réduite à une ONG pieuse et une association de mondains et de mondanité. Ainsi prévenait-il les cardinaux, silencieux et estomaqués du style très libre de leur nouveau pasteur et chef.
Le ton était lancé et la croix n’allait pas manquer de se présenter à lui. Le soir même de son élection, cette polémique infâme était lancée contre lui au sujet de sa situation lors de la junte militaire argentine. Mais la Cour suprême d’Argentine a déclaré, par la voix de son président, l’innocence du nouveau Chef de l’Église Catholique.
Certains peuvent se crisper en le voyant ainsi s’affranchir du protocole, en « simplifiant » la liturgie, voire même en prenant une voiture privée pour aller visiter un cardinal malade dans le centre de Rome. Il est vrai que le pape François bouscule les codes et ce, dès le premier soir. Il ne portait ni la mozette rouge, ni l’étole pastorale. Il ne la prendra que pour donner la bénédiction apostolique et la déposera aussitôt. Geste réfléchi et posé. La messe d’action de grâces avec les cardinaux nous a montré un pape à la liturgie sobre, à l’homélie improvisée, et au style direct : il dit ce qu’il a dire, sans détour et sans prendre de gants. Mieux vaut s’habituer : ce sera la marque du nouveau pape. Il sait où il va et il conduit la barque de Pierre, l’Église, avec force et tempérament.
Le jour de la messe d’inauguration du pontificat – messe à la liturgie sobre aussi – seuls six cardinaux ont fait le « serment » d’obédience : les autres l’ayant fait le soir même de l’élection. Le pape Jean-Paul II avait modifié le rite de l’obédience en y incluant des laïcs. Or, le pape François a déplacé ce rite à la messe de prise de possession de la cathédrale St Jean du Latran. Là aussi, le geste est réfléchi et posé : il témoigne d’un accent ecclésiologique particulier (l’ecclésiologie est l’étude de l’Eglise et de sa nature). Le pape, qui est évêque de Rome, prendra « possession » de sa cathédrale : la basilique Saint-Jean-du-Latran. Et c’est à ce moment-là que des membres de l’Église (prêtres et laïcs) feront le geste d’obédience à leur évêque, l’évêque de Rome. Cela montre l’insistance du pape François à ne pas vouloir seulement insister et vivre le « pontificat ». Il a été élu évêque de Rome. Et c’est parce qu’il est évêque de Rome qu’il a la charge de souverain pontife.
Mardi matin donc, c’était en quelque sorte autre chose. L’Eglise accueillait son nouveau pasteur, mais pas d’abord comme un chef triomphant, dans une Église triomphante. « Le protocole de l’Eglise, dont la première norme n’est pas la richesse, mais la beauté » (comme le rappelait le bulletin d’information officiel du Vatican) a été riche de sens. Sobre, mais beau. Le pape fut d’abord accompagné de 10 patriarches orientaux et l’évangile fut proclamé en grec (sa langue d’origine) : une manière pour rappeler que l’Eglise a bien deux poumons. L’un occidental et l’autre oriental.
La liturgie fut rapide, sans être bâclée. À peine 2h de messe pour cette inauguration. Le pape François n’aime pas faire traîner les foules. Il n’aime pas non plus être trop sur le devant de la scène. Et pourtant, son message va toucher le cœur des fidèles présents. La qualité de la prière sur la place Saint-Pierre m’a surpris ainsi que la qualité d’écoute. L’homélie du Saint-Père a été très suivie, profondément, et applaudie plusieurs fois. Ses mots tout simples pour exprimer son message sont capables de toucher les cœurs les plus humbles :
« Soyez les gardiens des dons de Dieu ! Et quand l’homme manque à cette responsabilité, quand nous ne prenons pas soin de la création et de nos frères, alors la destruction trouve une place et le cœur s’endurcit. À chaque époque de l’histoire, malheureusement, il y a des Herode qui trament des desseins de mort, détruisent et défigurent le visage de l’homme et de la femme. »
Le pape sait, à ce moment-là de son homélie, qu’il est écouté des divers dirigeants politiques. Depuis mercredi dernier, deux accents sont particulièrement mis : d’une part, une attention à l’autre, quel qu’il soit. L’Église a besoin de réentendre ce message, sans doute. Le pape demande aux fidèles d’être bon et tendre avec chacun de leurs frères. Cet amour, plus qu’une morale, doit être premier dans la vie de l’Église. Mais comme le Christ n’a pas laissé faire n’importe quoi, cet accueil n’est pas un blanc-seing pour une humanité en perte de repère. Mais cela nous rappelle que le premier mouvement est celui de l’amour. L’amour seul conduit à la vérité. On ne peut faire cheminer les personnes que si on les a accueillies.
Le deuxième accent est sans doute sur l’écologie. Plusieurs fois depuis son élection, le pape a insisté sur la garde de la nature et de la création. Il a demandé que l’on prie pour les dirigeants politiques qui sont les gardiens de la création, comme tous les hommes et les femmes de bonne volonté : « Je voudrais demander, je les en prie, à tous ceux qui occupent des responsabilités dans le domaine économique, politique ou social, à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté d’être gardiens de la création, du dessein de Dieu inscrit dans la nature, gardiens de l’autre, de l’environnement. Ne permettons pas que des signes de destruction et de mort accompagnent la marche de notre monde ». Même si le pape Benoît XVI avait déjà insisté plusieurs fois sur l’écologie, nul ne doute que le nouveau pape en fera un axe fort de son pontificat : il nous avait prévenus en prenant le nom de François.
Plus profondément encore, le pape veut donner une nouvelle ligne à la papauté. Certes, il a un style qui peut déranger les plus classiques d’entre nous. Mais cette interpellation de l’Église et du monde est claire : que signifient cette autorité et ce pouvoir ? Je suis gêné par cette opposition régulière que l’on essaie de faire entre Benoît XVI et François. Il serait de bon ton de comparer les deux comme si l’un était sans rapport avec l’autre. Mais n’oublions pas de relire les événements de l’Église à la lumière de ce que Benoît XVI nous a enseigné sur le concile Vatican II : nous ne sommes pas dans une herméneutique de rupture, mais de continuité. L’Église n’est pas, et ne sera jamais, une instance politique qui passerait un coup à droite, un coup à gauche. Cela plait à certains de le voir comme cela.
Mais l’Église essaie avant tout de suivre les pas de Son Seigneur : c’est sa première mission. Et dans ces pas, elle distingue. Qu’est-ce qu’elle distingue ? Elle distingue ce que l’on appelle la loi divine de la loi ecclésiastique. La loi divine, elle, ne change pas. C’est le dépôt de notre foi, son cœur, le message de salut et de miséricorde adressé au monde. La loi ecclésiastique, quant à elle, peut évoluer et elle évolue.
Sommes-nous attachés à la loi divine ou à la loi ecclésiastique ? Voilà la question ! Le pape François, à coup sûr, ne changera rien de la loi divine ! Et ceux qui attendent, par exemple, l’ordination des femmes ou je ne sais quelle révolution, peuvent toujours attendre, me semble-t-il, et se préparer au « désenchantement ». En ce qui concerne la loi ecclésiastique, elle a toujours évolué. Certes Benoît XVI avait son style : style de gouvernement, style liturgique, style de présence au monde, à l’Église et style médiatique. François a le sien. Et alors ? Qu’on ne compte pas sur moi pour les opposer ! Cela changera-t-il les dogmes ? Bien sûr que non ! Nous allons continuer, à travers lui aussi, de trouver une certaine liberté dans l’Église. Et cette liberté-là sera atteinte quand les chrétiens arrêteront de se taper dessus pour des questions de liturgie, de style, de langue et de rites.
Le pape François le sait : le sommet lumineux du service culmine à la croix. En montant sur le Siège de Pierre, en insufflant ce nouveau style, il monte progressivement à la croix. Croix du désenchantement quand des gens, doucement, mais sûrement, vont s’apercevoir qu’il n’est pas le progressiste qu’ils ont voulu y voir ! Croix de la critique pour ceux qui voudront sans cesse l’opposer à son prédécesseur (ou ses prédécesseurs …). Croix de la charge avant tout : n’oublions pas que le Pape Benoît XVI y a renoncé n’ayant plus la force d’y répondre.
Les vaticanistes aujourd’hui s’amusent dans les comparaisons. Je souris doucement à leur science de discernement. C’est vrai qu’ils avaient bien discerné au moment du conclave … Mais au fond, le pape François surprendra l’Église et continuera de la recentrer sur l’essentiel. Depuis quelques jours sur internet circule une espèce de synthèse : Jean-Paul II, l’espérance ; Benoît XVI, la foi ; et François : la charité.
Mais comme toute synthèse, elle est en deçà de la réalité. Et je ne veux pas entrer dans cette logique si ce n’est pour rappeler que la charité, selon François, c’est le don de la croix ! C’est-à-dire qu’il nous rappelle qu’on ne se donne qu’en se perdant ! On ne donne qu’en renonçant à soi ! Si le sel de l’amour se dénature, s’il en devient une espèce de charité sociale sans consistance divine, l’Église ne sera plus l’Église … Mère Térésa disait : « un amour, pour être vrai, doit faire mal » ! L’amour est ce qu’il nous coûte ! Un amour qui ne coûte rien, ce n’est pas de l’amour. Nous pouvons choisir un amour raisonnable, calculé, encadré, posé, qui garde son petit confort. Il ne rend pas heureux !
Le pape François nous entraîne dans une plus grande radicalité évangélique, et c’est cela qui, au fond, nous dérangera, dans le bon sens du terme. On pourra opposer toutes les sensibilités liturgiques, ecclésiastiques, sociales que l’on veut. « Au soir de cette vie, nous serons jugés sur l’amour », comme disait saint Jean de la Croix. Des questions de protocoles n’ont jamais fait un discours théologique et l’on s’occuperait mieux à nous concentrer sur l’essentiel du message pontifical :
« N’oublions jamais que le vrai pouvoir est le service et que le Pape aussi pour exercer le pouvoir doit entrer toujours plus dans ce service qui a son sommet lumineux sur la Croix, il doit regarder vers le service humble, concret, riche de foi, de saint Joseph et comme lui, ouvrir les bras pour garder tout le peuple de Dieu et accueillir avec affection et tendresse l’humanité tout entière, spécialement les plus pauvres, les plus faibles, les plus petits, ceux que Matthieu décrit dans le jugement final sur la charité, celui qui a faim, soif, est étranger, nu, malade, en prison. Seul celui qui sert avec amour sait garder ! » (homélie de l’inauguration de son pontificat).
P. Cédric Burgun